Sa mère le rejoint à Milan et le trouve presque découragé.
« 0 vous, mon espérance depuis ma jeunesse» (ps., 70, 5.), où étiez-vous pour moi ? Où vous étiez-vous retiré ? En vérité, n'est-ce pas vous qui m'aviez créé, qui m'aviez distingué des quadrupèdes et m'aviez fait plus intelligent que les oiseaux du ciel ? Et je cheminais pourtant sur une route ténébreuse et glissante ; je vous cherchais hors de moi et je ne trouvais pas « le Dieu de mon cœur» (ps., 72, 26.) ; « j'étais tombé dans les profondeurs de la mer». (ps. 67, 23.) Je perdais toute confiance et tout espoir de découvrir la vérité.
Ma mère avait fini par me rejoindre, me suivant, forte de sa piété, sur terre et sur mer et puisant en vous sa sécurité au milieu de tous les périls. Aux moments critiques de la traversée, elle donnait du cœur aux matelots eux-mêmes qui pourtant d'habitude remontent le courage des passagers novices quand ils s'affolent de peur. Elle leur promettait qu'ils arriveraient au port sain et sauf, car vous le lui aviez promis vous-même au cours d'une vision.
Elle me trouva vraiment en grand péril, sans aucun espoir d'atteindre à la vérité. Pourtant quand je lui eus révélé que, sans être catholique, je n'étais plus manichéen, elle ne bondit pas de joie, comme à une nouvelle inattendue. Elle se trouvait désormais tranquillisée, cependant, sur ce point de ma misère qui la faisait pleurer sur moi comme sur un mort, mais un mort que vous deviez ressusciter. Elle me présentait à vous, en pensée, sur un brancard, pour que vous disiez au fils de la veuve : « Jeune homme, je te l'ordonne, lève-toi» (Luc, VII, 12.) et que ce fils se mît à revivre, recommençât à parler et fût rendu par vous à sa mère. Son cœur ne tressaillit donc pas d'une joie tumultueuse, quand elle apprit que j'étais d'ores et déjà devenu pour une si large part ce qu'elle vous demandait chaque jour avec des larmes de me faire devenir. Je n'avais pas encore atteint la vérité, mais je m'étais désormais arraché à l'erreur. Bien plus, sûre que vous donneriez ce qui manquait à ma conversion, puisque vous la lui aviez promise entière, elle me répondit d'un ton très placide et le cœur plein de confiance que sa foi dans le Christ lui donnait la certitude de ne pas quitter cette vie avant de me voir catholique pratiquant. Oui, ce sont bien là ses paroles. Mais, à vous, source de miséricorde, elle portait des prières et des larmes plus abondantes, pour que vous vous hâtiez de me secourir et d'illuminer mes ténèbres. Elle accourut plus assidue que jamais à l'église, se suspendre aux lèvres d'Ambroise et puiser « à l'a source d'eau vive qui jaillit pour la vie éternelle ». (jean, IV, 14.) Au fait, elle le chérissait comme un ange de Dieu, car elle avait appris entre temps qu'il m'avait déjà amené à ces fluctuations du doute par où, elle en était certaine d'avance, je passerais de la maladie à la santé, après une période où le danger se fait plus menaçant, sous la forme d'un accès que les médecins appellent critique.
Or, un jour qu'elle apportait aux tombeaux des saints, comme c'était son habitude en Afrique, des gâteaux de riz, du pain et du vin pur, le portier lui interdit de faire son offrande. Dès qu'elle sut que cette interdiction venait de l'évêque, elle mit tant d'empressement et de piété à s'y soumettre que je fus moi-même en admiration devant la facilité avec laquelle, elle condamna son habitude plutôt que de discuter la défense épiscopale. Ce n'est pas que l'intempérance assiégeât son esprit ni que l'amour du vin la poussât à la haine de la vérité, comme il advient chez un bon nombre d'hommes et de femmes qui, devant une chanson sur la sobriété, éprouvent les mêmes nausées que les ivrognes devant un breuvage étendu d'eau. Tout au contraire, quand elle apportait sa corbeille garnie des mets traditionnels qu'elle devait goûter la première et distribuer ensuite, elle ne prenait, pour faire honneur aux autres, qu'une petite coupe de vin coupé d'eau dont le dosage se mesurait sur la sobriété de son palais. Et s'il se trouvait plusieurs défunts dont l'anniversaire lui paraissait devoir être honoré de la sorte, elle portait à la ronde la même petite coupe et la faisait resservir partout. Aussi est-ce un vin non seulement très trempé déjà, mais encore tout à fait tiède qu'elle partageait aux personnes présentes et buvait avec elles à petits coups, cherchant à satisfaire non son plaisir mais sa piété.
C'est pourquoi, dès qu'elle eut appris que- ce prédicateur illustre, ce maître, de la piété avait interdit ces usages, même à ceux qui les pratiquaient avec sobriété, pour ne pas fournir aux intempérants une occasion de faire bombance et parce que ces simili parentales copiaient de trop près les rites superstitieux des païens, elle y renonça de grand cœur. Au lieu d'une corbeille remplie des fruits de la terre, elle avait appris à porter aux tombeaux des martyrs un cœur rempli d'offrandes plus pures. Elle donnait aux indigents ce qu'elle pouvait, marquant hautement par là son union intime avec le corps du Seigneur dont la passion, imitée pur les martyrs, leur a valu d'être immolés et couronnés.
J'ai pourtant l'impression, Seigneur mon Dieu, et sur ce point « je découvre mon cœur à votre regard», (ps., 68, 21) que ma mère ne se serait peut-être pas prêtée facilement à la suppression de cet usage, s'il avait été interdit par un personnage, moins aimé d'elle, qu'Ambroise. A cause de mon salut, elle avait pour lui une très vive affection ; et il la lui rendait bien, à cause de sa piété exemplaire qui la faisait si assidue à l'église et allumait dans son cœur « un amour si ardent pour les bonnes œuvres». (Rom. XII, 11.) Aussi quand il me voyait, éclatait-il en éloges sur son compte, me félicitant d'avoir une telle mère. Mais il ne savait pas quel fils elle avait en moi, un fils qui doutait de tout et croyait absolument qu'il était impossible de trouver « la voie de la vie». (ps., 15. 11.)
Extrait de : Les Confessions de Saint Augustin. (Livre Sixième)
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