L'ange et l'ermite.
L'inégale et injuste répartition des maux, a toujours été un scandale pour ceux qui réfléchissent sur la destinée humaine. Le christianisme seul a pu donner une explication suffisante à cette énigme; sous toute épreuve et dans toute affliction, se cache une pensée de justice ou de miséricorde.
Pour rendre ce fait plus saisissant et pour en donner une explication plus à la portée de tous, on le mit de bonne heure sous la forme d'un conte familier ou d'une parabole, que les narrateurs et les poètes se sont transmis comme un des monuments les plus curieux du passé.
Cette allégorie (l'Ange et l'ermite) se trouve, en effet, dans toutes les vieilles littératures arabes, allemandes, françaises, écossaises, etc. toujours la même, sauf des modifications de détails, justifiées par le tempérament ou les idées des peuples parmi lesquels elle passait. Mahomet l'a insérée dans le Koran (xvm 64-68), et Voltaire en a fait un épisode le son roman de Zadig. Il est évident que tous ces récits ont leur source dans un récit plus ancien, qui se rattacherait sans doute, à la collection lointaine les faits racontés dans l'histoire de la Vie érémitique des premiers temps. Il est intitulé dans de vieux manuscrits : « De l'ermite qui s'accompagna d'un ange », c'est-à-dire, qui se fit accompagner par un ange. Le résumé que nous en donnons ici est emprunté au poète anglais, Parnell. (1679-1717).
Voici cette légende :
« II y avait en Egypte, un ermite qui, dès sa première jeunesse, s'était retiré dans la solitude. Il ne connaissait pas le monde; mais cependant, le peu que ses souvenirs lui en retraçaient, le remplissait, d’étonnement : « On voit, disait-il, Dieu combler de ses dons ceux qui le servent le moins, et ne rien accorder à ceux qui l'invoquent avec le plus d'ardeur. Dieu sans doute, ne fait rien sans raison; mais, qui pourrait m'expliquer celle de ses jugements mystérieux ? Je veux aller dans le monde et voir si je n'y trouverai pas un homme qui sache m'en donner une explication ; car cette pensée me tourmente si fort, que je ne puis la supporter seul... »
Bien qu'il ne connût pas le pays, il prit son bâton et se mit en route, allant droit devant lui. Au bout d'un certain temps, il trouva un chemin qu'il suivit, quand il entendit marcher derrière lui. Il se retourna et vit un jeune homme qui arrivait rapidement. Il était beau et bien fait. Son apparence était celle d'un sergent de grand seigneur. Arrivé devant l'ermite, il le salua, et celui-ci, l'arrêta et lui dit : « A qui es-tu, frère? — Je suis à Dieu, répondit le jeune homme. — Tu as là un bon seigneur. Et où vas-tu? — J'ai dans le pays des amis que je vais visiter. — Si je pouvais t'accompagner, j'en serais fort aise, car cette terre m'est tout à fait inconnue. — Bien volontiers, mon Père, je vous conduirai en sûreté. » Ils continuèrent leur route, le jeune homme en avant, l'ermite un peu en arrière, disant ses prières.
Ils marchèrent ainsi jusqu'à la nuit, et furent reçus chez un bourgeois qui les traita de son mieux. Après le souper, pendant qu'ils se livraient à la prière, ils virent que leur hôte essuyait et polissait de son mieux, une écuelle en argent dans lequel il leur avait servi à boire et auquel il paraissait tenir beaucoup. Le jeune homme remarqua l'endroit où il le serrait; et, pendant que l'hôte regardait ailleurs, il s'en empara. Au point du jour, ils partirent ; et, quand ils furent en chemin, il montra l’écuelle à son compagnon. Celui-ci fut saisi de douleur à cette vue : « Qu'as-tu fait là, s'écria-t-il? Reporte-la vite. — Taisez-vous, mon Père, dit le jeune homme, et apprenez à ne vous étonner de rien de ce que vous me verrez faire. » II parlait avec tant d'autorité que l'ermite n'osa répliquer, et le suivit en baissant la tête.
Le soir, ils arrivèrent dans une ville, mais ils ne trouvèrent nulle part l'hospitalité, parce qu'ils n'avaient pas d'argent. Il avait plu tout le jour; nos deux voyageurs, las et mouillés, frappèrent à une grande maison. Mais, ils eurent beau insisté, le maître refusa de les recevoir. Ils frappèrent et prièrent si longtemps, qu'enfin, une servante leur montra un peu de paille sous un escalier : « Vous pouvez rester là, jusqu'au matin, leur dit-elle. » Ils étaient sans feu, sans lumière et n'avaient rien mangé depuis le matin. Le maître de la maison, riche usurier, vivait largement, mais n'aurait pas donné un denier pour Dieu. Il avait laissé un peu de son souper, la servante leur donna ce reste et ce fut tout leur repas.
« Allons-nous-en, dit l'ermite. — II faut d'abord remercier notre hôte, répondit le jeune homme. » Et montant à la chambre du bourgeois : « Nous venons, dit-il, prendre congé de vous; et, en échange de votre hospitalité, veuillez accepter ceci.» Et il lui tendit l’écuelle qu'il avait dérobé à l'hôte de la
veille. Le bourgeois le prit avec plaisir, et les voyageurs s'en allèrent.
« Est-ce pour te moquer de moi, dit l'ermite, quand ils furent dans la campagne, que tu agis d'une façon aussi extravagante? Tu enlèves son écuelle à l'excellent homme d'hier, pour le donner à cet usurier, qui nous a si mal traités. — Vous en verrez bien d'autres, mon Père, dit le jeune homme. Vous ne connaissez pas le monde, vous ne savez pas ce qui est mal et ce qui est bien. »
Comme ils poursuivaient leur route, ils arrivèrent sur un pont où se tenait un vieillard, implorant la charité de ceux qui passaient : « Quel chemin faut-il prendre, lui demanda le jeune homme, pour arriver à la ville où nous allons? — Celui de droite,» répondit le mendiant, et il se tourna de ce côté pour l'indiquer. A ce moment, le jeune homme qui se trouvait derrière, le poussa fortement et le précipita dans la rivière, très rapide en cet endroit. Il le regarda se noyer fort satisfait, et rejoignit l'ermite devenu muet de terreur et qui le suivit toute la journée sans mot dire.
A la ville où ils arrivèrent, ils allèrent droit à un hôtel où on leur fit bon accueil. Le bourgeois et sa femme n'étaient plus jeunes et ils n'avaient d'autre enfant qu'un fils, né sur le tard et encore en bas âge, et qu'ils aimaient profondément. Pendant la nuit, l'enfant cria et les réveilla. L'ermite vit le jeune homme se lever, s'approcher doucement du berceau et il étrangla l'enfant. Revenu dans son lit il s’endormit aussitôt. Pour lui, rempli d'horreur, il ne put fermer l’oeil du reste de la nuit. Mais dès que le jour parut, le jeune homme lui dit : « Hâtez-vous, je connais une porte dérobée par laquelle nous nous enfuirons avant qu'on se soit aperçu de la mort de l'enfant. » L'ermite le suivit.
Ce fut dans une abbaye qu'ils demandèrent asile le troisième jour. Les moines leur donnèrent un bon souper et un bon gîte, car ils étaient riches, et les appartements qu'ils habitaient, étaient vastes et magnifiques.
Le matin, comme les voyageurs allaient quitter chambre, le jeune homme alluma la paille de son lit; la paille était épaisse, la chambre petite, le feu l'eut bientôt envahie : « Partons vite, mon Père, dit-il à l'ermite : l'abbaye va brûler. » Et en effet, quand ils furent au haut de la colline qui dominait le pays : « Voyez, dit le jeune homme, en se retournant, comme cette abbaye brûle bien... » « Hélas! s'écria l'ermite, pourquoi suis-je né? Pourquoi ai-je vécu jusqu'à ce jour? Pourquoi ai-je quitté ma retraite? Pourquoi ai-je suivi ce fatal compagnon? Me voilà complice ! Me voilà assassin! Hélas! Hélas! »
Comme il se désespérait, le jeune homme lui dit : « Vous vous trompez, mon Père, je ne suis pas ce que vous pensez, et tout ce que j'ai fait a sa raison. Écoutez-moi.
« Je sais ce qui vous a fait quitter votre ermitage : vous ne pouviez comprendre les jugements mystérieux de Dieu. Vous avez voulu aller dans le monde et chercher un homme sage qui pût vous en expliquer le secret. C'était une tentation de l'ennemi, et elle vous aurait perdu, si Dieu, à cause de votre longue pénitence, n'avait eu pitié de vous et ne vous avait envoyé un ange pour vous éclairer. Je vous ai montré ce que vous vouliez savoir, ce que vous alliez chercher dans le monde, mais vous ne l'avez pas compris, je vais vous l'expliquer.
« Vous avez murmuré en me voyant enlever à l'ermite qui nous reçut si bien, l’écuelle qu'il aimait tant. Cette écuelle aurait causé sa perte. C'était le seul bien qu'il possédait, et il l'aimait pour tous les autres qu'il n'avait pas. Cet ermite avait mis son cœur dans son écuelle ; aussi, Dieu a-t-il permis qu'il le perde pour être tout au ciel.
« J'ai donné l’écuelle à l'usurier qui nous avait si mal reçus, parce que son aumône, si maigre qu'elle fût, devait avoir sa récompense. Mais l'aumône d'un usurier ne vaut rien devant Dieu; si donc, il fait quelques œuvres avec son bien mal acquis, Dieu lui rend de main à la main c'est-à-dire dans cette vie, il n'aura donc rien à réclamer plus tard.
« Le mendiant que j'ai noyé avait bien vécu jusque-là; mais, s'il avait continué sa vie, il allait rencontrer ce jour même, une tentation à laquelle il n'aurait pas résisté, il aurait commis un crime qui aurait perdu son âme. En le faisant périr, je l'ai sauvé, et maintenant il remercie Dieu dans le ciel.
« Quant à l'enfant, sache que son père et sa mère, depuis vingt ans qu'ils sont ensemble, avaient donné l'exemple de toutes les vertus. Mais la venue de cet enfant changea insensiblement leur cœur. Le père ne songeait plus qu'à ramasser de l'argent, il allait devenir usurier pour accroître le patrimoine de cet enfant, et perdre son âme et celle de son fils. L'enfant qui était encore innocent, est sauvé maintenant, et ses parents reprendront leurs bonnes œuvres. Dieu leur a fait à tous trois, une grande grâce.
« Quant aux moines de l'abbaye, de pauvres, ils étaient devenus riches et avaient oublié leur règle. Ils étaient ambitieux, l'envie et la convoitise les dévoraient. Dieu a voulu qu'ils perdissent toutes ces richesses, et redevinssent pauvres comme devant. Jamais des moines riches ne chantent de bonnes chansons. Maintenant, ils ne seront plus distraits à la prière, ils ne convoiteront plus les dignités : ils se rebâtiront une abbaye moins belle. Voilà pourquoi j'ai allumé le feu que nous regardons.
« Maintenant, je m'en vais. Songe à la leçon que Dieu t'a donnée. Retourne dans ta retraite et fais pénitence. » En disant ces mots, le jeune homme redevint l'ange lumineux. Quant à l'ermite, il étendit ses bras en croix et rendit grâces à Dieu de la grande bonté qu'il lui avait faite. »
Nous avons eu la curiosité, à la suite des critiques, de comparer ce récit emprunté au poète anglais, avec les versions plus anciennes; or, on voit clairement la transformation heureuse qu'il a subie au cours des âges. Tout en restant essentiellement le même dans l'idée générale, qui est d'expliquer la souffrance, il s'élève peu à peu et il s'épure merveilleusement. Ainsi, chez les conteurs arabes, les malheurs sont l’œuvre d'une puissance aveugle et implacable, qui frappe sans discernement et sans raison ; c'est le fatalisme musulman. Sous la plume des auteurs qui l’ont suivi et n'ont pas encore subi suffisamment l'influence du christianisme, les mêmes catastrophes sont enfantées par les passions humaines : la haine, la jalousie, la vengeance. Ce serait presque l'erreur de Jean-Jacques Rousseau, qui accuse la société, c'est-à-dire les passions qu'elle enfante.
Seul, notre auteur, et ceux qui l'ont suivi, nous donne la vraie explication : c'est Dieu lui-même qui agit par des intermédiaires, et les afflictions ont toujours des compensations imprévues et certaines. Les biens qu'il nous enlève sont remplacés par d'autres infiniment supérieurs, et ce qui nous parait être des sévérités, n'est jamais qu'une des formes de la bonté de Dieu pour nous. Ce point surtout est à remarquer; il ne paraît pas qu'en dehors du Christianisme, l'homme ait jamais enseigné cette douce et consolante doctrine. Nous sommes heureux d'avoir pu offrir à nos lecteurs une légende qui la met en une aussi claire évidence.
Cette légende est tirée du volume de Père Ch. LAURENT.
Les Larmes Consolées, édition 1908
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