"Une église petite et pauvre".
Lorsqu'à Rome on vient de la Place du Peuple, pour se diriger sur le Quirinal, on rencontre à gauche, juste avant le croisement de la rue des "Due Macelli" et de la "Via del Tritone", le sanctuaire de Saint-André "délie fratte" (c'est-à-dire des haies) qui, bâti dès le 12e siècle au milieu des jardins, appartint d'abord aux Écossais, puis fut donné aux Minimes par Sixte Quint eh 1585. En 1842, Alphonse Ratisbonne décrivait cette chapelle conventuelle comme "petite, pauvre et déserte". Mais c'est là qu'il rencontra la puissance miséricordieuse de Marie et que depuis, cette église est devenue un sanctuaire marial, réplique romaine, en quelque sorte, de la chapelle parisienne de la rue du Bac. Jamais, en effet, la médaille révélée à sainte Catherine Labouré douze ans auparavant (27 novembre 1830) ne mérita davantage qu'ici l'épithète de "miraculeuse".
Tobie Alphonse, neuvième enfant d'une opulente famille de banquiers Israélites strasbourgeois, Tobie Alphonse Ratisbonne allait bientôt avoir 28 ans. Ayant perdu assez jeune ses parents, Alphonse fut élevé par un oncle, mais sans que lui fût inculqué le moindre sentiment religieux: il était juif de race, mais il ne croyait pas même en Dieu. Licencié en droit et ayant reçu le titre d'avocat, son oncle voulut en faire son associé, ne lui refusant, d'ailleurs, aucun caprice, lui reprochant seulement de trop fréquenter Paris et les Champs-Élysées. Il se fiança en août 1841 avec sa propre nièce, Flore Ratisbonne, l'aimant tendrement, "presque jusqu'à l'idolâtrie".
Elle était également sans religion. Alphonse, au cœur très sensible, chérissait tous ses parents et ses amis, hormis" son frère Théodore qui était devenu chrétien en 1827 et qui même se fit prêtre et exerça son ministère à Strasbourg "sous les yeux de mon inconsolable famille. Sa conduite, narre-t-il, me révolta et je pris en haine son habit et son caractère... Je n'avais éprouvé jusqu'alors ni sympathie, ni antipathie pour le christianisme; mais la conversion de mon frère, que je regardais comme une folie, me fit croire au fanatisme des catholiques et j'en eus horreur. Un an avant mes fiançailles, je lui exprimai mes mauvais sentiments à son égard, dans une lettre qui devait rompre à jamais tout rapport entre nous... Je ne voulus plus le voir, nourrissant une haine amère contre les prêtres, les couvents et surtout contre les Jésuites dont le nom seul provoquait ma fureur".
Cependant la vue de sa fiancée éveillait inconsciemment en Alphonse l'idée d'un Dieu qu'il ne connaissait pas. "Je commençai, dit-il, à croire à l'immortalité de l'âme et me mis instinctivement à prier Dieu pour le remercier de mon bonheur". Mais ayant participé à Strasbourg à une réunion d'Israélites afin d'adapter le culte judaïque à l'esprit du siècle, "mon avis fut qu'on laissât tomber toutes les formes religieuses sans recourir ni aux livres, ni aux hommes et que chacun pratiquât sa croyance comme il l'entendait".
Le voyage à Rome.
Avant son mariage, Alphonse voulut faire un voyage de 9 à 10 mois à destination de Naples, Malte et Constantinople. Lorsque le bateau, parti de Marseille, arriva à Civita Vecchia, le canon tonnait, en ce 8 décembre, pour célébrer la Conception de la Vierge. Haussant les épaules, il refusa alors de débarquer. Le 9 décembre, il atteignit Naples. Le navire qui devait le conduire à Palerme étant en panne, il resta plus longtemps qu'il ne le désirait en cette cité pleine de gaieté, mais il y passa le nouvel an dans la tristesse à cause de l'éloignement des siens. Un jour, il entra dans une église: "On y disait la messe, je crois, narre-t-il. Je me tins là debout, appuyé contre une colonne. Mon cœur semblait s'ouvrir et aspirer une atmosphère inconnue. Je priais à ma manière pour ma fiancée, pour mon oncle, pour mon père défunt, pour la bonne mère dont j'avais été privé si jeune, pour tous ceux qui m'étaient chers; et je demandais à Dieu de m'inspirer et me guider dans mes projets d'améliorer le sort des Juifs, pensée qui me poursuivait sans cesse. Ma tristesse avait fui comme un noir nuage que le vent dissipe; et tout mon intérieur, inondé d'un calme inexprimable, ressentait une consolation comme si une voix m'avait dit: 'Ta prière est exaucée".
Là-dessus, se trompant de chemin, il se rend au bureau des diligences de Rome. Là il demande un billet pour la Ville éternelle, voulant, y faire une brève excursion. Il y arrive le 6 janvier et y vit en touriste, visitant ruines et musées, cirques et églises. Le 8 janvier, par hasard, il rencontre un ami d'enfance, Gustave de Bussières, qui l'entraîne chez lui. Or il y rencontre Théodore de Bussières, converti du protestantisme au catholicisme et ami de Théodore Ratisbonne. Comme M. de Bussières avait beaucoup voyagé en Orient, Alphonse lui promet de lui rendre visite. Ce. dernier insiste même pour qu'Alphonse assiste au Carnaval romain, du 23 au 30 janvier, mais il décline l'offre, ne voulant pas manquer son bateau le 20 janvier. Ayant traversé le Ghetto des Juifs, il est aigri au plus haut degré contre le christianisme et il ne tarit plus alors de moqueries et de blasphèmes.
Il voulait éluder la visite promise à Théodore de Bussières, mais le domestique italien, au lieu de remettre la carte pour prendre congé" court l'annoncer au salon. Il est donc contraint d'entrer et il se répand alors en invectives contre le catholicisme. Son interlocuteur l'interrompt: "Puisque vous êtes un esprit si fort et si sur de vous-même, promettez-moi de porter sur vous ce que je vais vous donner". C'était une médaille miraculeuse. "Qu'à cela ne tienne, réplique Alphonse en éclatant de rire; je veux au moins vous prouver qu'on fait tort aux Juifs en les accusant d'obstination".
Il consent donc à prendre la médaille que l'on suspend à son cou: "Ah! Se moque-t-il, me voilà catholique, apostolique et romain à présent" - "Maintenant, lui dit M. de Bussières, il faut compléter l'épreuve en récitant le Souvenez-vous", prière que saint Bernard adressa à la Vierge Marie". Après un refus, Alphonse finit par dire: "Soit! Je vous promets de réciter cette prière; si elle ne me fait pas de bien, du moins ne me fera-t-elle pas de mal!"
M. de Bussières la lui remet donc, en lui demandant de la copier: "Je vous remettrai ma copie et garderai votre original", répartit Alphonse et, la nuit suivante, après une soirée au théâtre, à 3 heures du matin, il copie machinalement le "Souvenez-vous".
Chose curieuse, bien qu'il abhorre le prosélytisme indiscret du baron de Bussières, Ratisbonne passe à présent plusieurs heures avec lui. Malgré lui, il redit sans cesse le "Souvenez-vous", dont les paroles, dit-il, "me revenaient continuellement comme ces airs de musique qui vous poursuivent et vous importunent et qu'on fredonne malgré soi". D'une manière incompréhensible, il décide de prolonger son séjour à Rome, dans le désir de voir le pape, le 18 janvier, à Saint-Pierre. Il fait des courses avec Théodore de Bussières, dissertant sur les monuments et sur les mœurs du pays. Mais son "cicérone" mêle toujours à ses dires les questions religieuses: "II les amenait si naïvement et y insistait si vivement, dit Alphonse, que je pensai plus d'une fois que rien ne pouvait éloigner un homme de la religion comme pareille insistance à le convertir... Aux étincelles de mes plaisanteries, se joignait le feu infernal de mes blasphèmes".
Bussières dîne, le 16 au soir avec le comte de la Ferronaye et il recommande Ratisbonne à ses prières: "Ayez confiance, réplique ce dernier, s'il dit le "Souvenez-vous" vous le tenez". Or, vers 11 heures du soir, M. de La Ferronays meurt presque subitement. Les deux jours suivants, Bussières conduit Ratisbonne en diverses églises. Il ne répond que par des plaisanteries à ses exhortations. Alphonse, dont le départ de Rome est fixé au 22, pense que ne s'étant engagé à porter la médaille et à réciter le "Souvenez-vous" que durant son séjour à Rome, il sera bientôt libéré de cette corvée. Or, dans la nuit du 19 au 20, réveillé en sursaut, il voit dressée devant lui une grande croix, celle de la médaille miraculeuse. Mais s'étant rendormi, il n'y pense plus à son réveil.
Le 20 janvier, il rencontre son camarade Gustave de Bussières (un protestant) fort étonné de retrouver son ami à Rome. Ratisbonne lui explique qu'il a voulu voir le pape le 18, mais que celui-ci n'est pas venu à Saint-Pierre ce jour-là et le juif et le protestant de se moquer du catholicisme. Puis avec des amis, Alphonse, dans un café, s'entretient de chasse, d'amusements et de politique.
Le choc de la grâce.
Il rencontre Théodore de Buissières, qui l'invite à faire une promenade. Devant l'église Saint-André délie Fratte,Bussières lui demande de l'attendre un instant, car il veut retenir une tribune pour la famille de feu M. De la Ferronays à l'occasion des funérailles. Mais Alphonse entre, lui aussi, à l'église où il se promène machinalement sans que rien n'attire son attention.
Soudain, dit-il, "l'église entière disparut; je ne vis plus rien. Où plutôt, je vis une seule chose. Comment, dit-il, serait-il possible d'en parler? Non! La parole humaine ne doit pas essayer d'exprimer ce qui est inexprimable... J'étais là, baigné dans mes larmes, quand M. de Bussières me rappela à la vie. Je ne pouvais répondre à ses questions. Mais je saisis la médaille que j'avais sur la poitrine; je baise avec effusion l'image de la Vierge.
Oh! C’était bien elle! Je ne savais où j'étais; je ne savais si j'étais Alphonse ou un autre; je cherchais à me retrouver et je ne retrouvais pas. Je ne pus parler; je ne voulus rien révéler; je sentais en moi quelque chose de solennel et de sacré qui me fit demander un prêtre".
M. de Bussières n'avait été absent qu'une dizaine de minutes. Rentrant dans l'église, il découvre Ratisbonne agenouillé devant la chapelle de saint Michel. Il lui faut le pousser plusieurs fois pour qu'il se rende compte de la présence de son ami. "Enfin, raconte le témoin, il tourne vers moi un visage baigné de larmes, joint les mains et me dit: "Ah, comme ce Monsieur a prié pour moi!" Je sentais que j'étais en présence d'un miracle.
Je relève Ratisbonne, je le guide hors de l'église. Je lui demande ce qu'il a, où il vent aller: "Conduisez-moi où vous voudrez. Après ce que j'ai vu, j'obéis". Je le presse de s'expliquer; il ne le peut pas; son émotion est trop forte. Il continue de couvrir de baisers et de larmes la médaille miraculeuse. Malgré mes Insistances, je ne puis obtenir
de lui que des exclamations entre coupées de sanglots: "Ah! Que je suis heureux! Que Dieu est bon!
Quelle plénitude de grâce, de bonheur! Que ceux qui ne savent pas sont à plaindre! Fondant en larmes, il me demande s'il n'est pas fou. "Non, dit-il, je suis dans mon bon sens!". Puis il me demande de le mener chez un confesseur, veut savoir quand il recevra le baptême, soupire après le bonheur des martyrs. Il ne s'expliquera, déclare-t-il, qu'après en avoir obtenu la permission d'un prêtre: "Car ce que j'ai à dire, je ne puis le dire qu'à genoux".
Bussières le conduit alors au P. de Villefort qui lui demande des explications. Alphonse à nouveau sort sa médaille, la baise, la montre en disant: "Je l'ai vue! Je l'ai vue!" Puis il précise: "J'étais depuis un instant dans l’église lorsque tout à coup, je me suis senti saisi d'un trouble inexprimable. J'ai levé les yeux; tout l'édifice avait disparu à mes regards; une seule chapelle avait, pour ainsi dire concentré toute la lumière et, au milieu de ce rayonnement, a paru, debout sur l'autel, grande, brillante, pleine de majesté et de douceur, la Vierge Marie, tel qu'elle est sur ma médaille. Une force irrésistible m'a poussé vers elle. La Vierge m'a fait signe de m'agenouiller; elle a semblé me dire: "C'est bien". Elle ne m'a pas parlé, mais j'ai tout compris".
Bussières et le nouveau converti allèrent rendre grâces à Sainte-Marie-Majeure, puis à Saint-Pierre. "Ah! disait-il, comme on est bien dans les églises. Ce n'est plus la terre; c'est presque le ciel; on voudrait n'en jamais sortir".
À partir de ce moment, non seulement il croit à la Présence réelle, mais il la sent en quelque sorte. Devant l'autel du Saint-Sacrement, il doit s'éloigner, tant il lui semble horrible d'approcher du Dieu vivant avec la tache originelle. Il se réfugie alors dans la chapelle de la Sainte Vierge: "Ici, du moins, déclare-t-il, je n'ai pas peur, car je me sens protégé par une immense miséricorde".
Il demande à Bussières de ne pas le laisser seul et il donne à celui-ci des détails sur sa vision. Alors qu'il était à droite de l'église, il était soudain passé à gauche et s'était trouvé tout à coup à genoux devant cette chapelle où ne figurait ni image, ni statue de la Madone, d'abord, il avait aperçu la Vierge dans toute sa splendeur: "Je l'ai vue elle-même, dans sa réalité; je l'ai vue comme je vous vois".
Mais ses regards n'avaient pu soutenir l'éclat de sa clarté. Trois fois il avait tenté de la contempler, mais chaque fois il n'avait : aperçu que ses mains d'où s'échappaient, en gerbes lumineuses, des torrents de grâces, comme sur la médaille.
Le nouveau converti.
Trois jours durant, Ratisbonne se tint caché chez Bussières, n'en sortant que pour rencontrer le P. de Villefort. Il se préoccupait de ce que diraient les siens en apprenant sa conversion, pensant qu'il était devenu insensé. Il voulait aller à la Trappe, mais son confesseur et le général des Jésuites le dissuadèrent; ils l'encouragèrent surtout: "Cette croix que vous avez vue pendant votre sommeil, il faudra la porter, une fois baptisé".
Et on lui lut un passage du livre de l'Ecclésiastique: "Demeurez uni au Seigneur; acceptez de bon cœur ce qui vous arrive, conservez la patience, car l'or s'épure par le feu et, l'homme que Dieu veut recevoir parmi les siens, il l'éprouve dans le creuset des humiliations et des souffrances".
Ces paroles enflamment la joie intérieure d'Alphonse; se sentant prêt à tout, il sollicite le baptême. On veut différer celui-ci: "Mais quoi, m'écriais-je, les Juifs qui entendirent la prédication des apôtres furent aussitôt baptisés et vous voulez m'ajourner après que j'aie entendu la 'Reine des apôtres"? Il fait alors une retraite du 23 au 30 janvier. Toutes ses préventions contre le christianisme sont tombées.
"Je savais, dit-il, avec certitude que M. «le la Ferronays avait prié pour moi. Comment je l'ai su? Je ne puis le dire, pas plus que je ne puis expliquer comment j'ai appris toutes les autres vérités dont j'avais maintenant la connaissance, moi qui n'avais jamais ouvert un livre de religion ni lu une page de la Bible.
Tout ce que je puis affirmer, c'est qu'en entrant à l'église, j'ignorais tout et qu'en sortant, je voyais clair". Durant sa retraite, il écrit à Flore, sa fiancée, l'avertissant: "Si ma nouvelle foi nous séparé, j'en ferai à Dieu le sacrifice sans répandre une larme et toute ma vie, je prierai pour qu'il t'éclaire et nous réunisse au ciel". Ce sera donc la rupture entre les deux amoureux.
Alphonse reçoit le baptême au Gesu le 31 janvier, des mains du cardinal Patrizzi, qui le confirme ensuite et lui fait faire sa première communion. Néanmoins cette soudaine et totale conversion a eu une telle répercussion à Rome et en France qu'une enquête canonique sera instruite aussitôt.
Le 3 juin 1842, paraîtra un décret pontifical attestant "qu'il était certain qu'un vrai et insigne miracle, opéré par Dieu, et l'intercession de la Vierge Marie, avait produit la conversion instantanée et totale d'Alphonse Ratisbonne".
Déjà très répandue, la médaille miraculeuse le sera bien davantage encore après un tel prodige. Alphonse pour sa part, sera renié des siens et perdra sa fortune, En juin 1842, il entre chez les Jésuites chez lesquels il restera dix années. Il ne quittera !a Compagnie que pour rejoindre son frère Théodore avec lequel il fonde les Prêtres et les Dames de Sion, en vue de la conversion d'Israël.
Jamais il ne parle de sa vision si-non à quelques intimes, disant un jour à son ami, le P. Estrade: "Comprenez-vous que ce soit à un être comme moi que la sainte Vierge ait apparu? À moi qu'elle ait montré la congrégation que voulait son divin Fils?" Ce qui lui vaut cette réponse: "C'est qu'en choisissant un instrument aussi peu digne que vous, elle savait que rien de la gloire n’irait à l'instrument et que tout retournerait à l'Auteur de tout bien".
Une autre fois, questionné par la fondatrice des Dames de Sion: "Voyez-vous encore la Sainte Vierge?", il avoue: "Elle est de plus en plus belle". Il meurt à Jérusalem le 6 mai 1884. Dans une sorte d'extase.
La chapelle de l'église Saint-André Délie Fratte est consacrée à la Vierge de la Médaille Miraculeuse. Par milliers, les pèlerins viennent prier Celle qui a converti Ratisbonne. Ce "miracle" est l'un des plus grands, parmi les miracles connus, opérés par la Vierge Marie, envers ceux qui portent la Médaille qu'Elle a demandée Elle-même à Catherine Labouré.
C'est à cette chapelle que saint Maximilien Marie Kolbe a tenu à célébrer sa première Messe, au lendemain de son, ordination. Aussi, le souvenir de ce grand Apôtre marial, le plus grand de nos temps modernes, est-il bien rappelé dans cette chapelle.
Tous les ans, à midi, le 20 janvier, à l'heure de l'apparition, les Romains célèbrent la conversion de Ratisbonne, cet "élu" du Seigneur et de Marie.
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