Anatole France racontait en conversation le fait suivant. Le chirurgien Félisé, durant la guerre de 1870, manqua un jour de chloroforme. Il en restait seulement une toute petite dose. Il décida de l'employer pour un officier qui doit subir une opération horrible. L'officier protesta. « Non, monsieur le major, il faut garder le chloroforme pour ceux qui ne sont pas gradés. »
Le chrétien est un gradé. Il ne prend pas pour lui le chloroforme. La douleur d'autrui le retient plus que la sienne, surtout s'il craint qu'elle ne soit pas bien située, dans le système de vie et de pensée de son compagnon humain.
Comme ce docteur qui n'a pas assez de drogue pour toutes les plaies, nous n'avons pas assez de larmes pour toutes les douleurs. Pourquoi les nôtres auraient-elles un privilège, quand nous sommes tous frères? Hier, nous étions en joie et nous supportions le monde; peut-être l'exaltions-nous comme artisan de nos aises et garant de nos espoirs. Aujourd'hui nous expérimentons l'autre face des choses : n'est-ce pas une invitation à nous porter vers ceux qu'atteint ou que menace ce même retournement? Ne sommes-nous pas solidaires en stupeur, en confiance ou en rébellion, sous le lourd mystère du monde ?
« C'est tout de même une consolation, écrit Barrès, de faire de ses chagrins propres le remède de la douleur humaine et une des solutions du problème du mal dans l'univers, » C'est une consolation, et c'est aussi une obligation; car l'ordre moral est ainsi établi. Dieu n'eût point permis le mal, observe saint Augustin, s'il n'était assez puissant pour en tirer un bien. Il a permis le mal; mais dans cette permission est incluse la volonté de nous voir concourir, tous ensemble et les uns à l'égard des autres, à la victoire du bien qu'il prépare et à l'éclosion finale de la joie. Dieu ne construit pas son univers à lui seul. Ce qu'il y a de plus beau dans la nature, c'est l'interférence des causes; ce qu'il y a de plus beau dans l'ordre moral, c'est l'entraide. Quand la douleur la requiert, l'entraide est un report de joie bien émouvant et bien généreux. Soyez heureux, mes frères je souffre pour vous. Soyez allégés, je porte; le fardeau nécessaire des douleurs ne vacillera pas.
Une noblesse n'est-elle pas incluse dans un tel sentiment? Nous y devons voir aussi un moyen de croissance; car à souffrir pour autrui en vue de nobles fins, on s'y hausse soi-même, et à aider sous cette forme, on se grandit à la fois de son propre sacrifice et du mérite d'autrui.
Extrait de : RECUEILLEMENT. Œuvre de A. D. Sertillages O.P. (1935)
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