«Après avoir, à plusieurs reprises et en diverses manières, parlé autrefois à nos pères par les prophètes, Dieu, dans ces derniers temps, nous a parlé par le Fils » (Hebr., 1. 1.). Le Fils est essentiellement la Parole du Père, la Parole infinie, égale au Père, où il s'exprime tout entier à lui-même. Mais c'est une parole qui demeure cachée dans le mystère trinitaire, une Parole silencieuse, inaccessible aux hommes et que seul peut entendre celui qu'Origène appelle « le premier auditeur du Verbe », le Saint-Esprit.
Pour que les hommes puissent l'entendre, il faut que le Fils devienne lui-même un homme, que la Parole se fasse chair, suivant l'expression du quatrième Évangile. Mais, chose étrange et qui déconcerte nos bavardages, ce Dieu, venu pour nous parler, commence par ne rien dire. La Parole est sans parole. Jésus, petit enfant sur les genoux de sa mère, gazouille des syllabes incompréhensibles, il apprend lentement à parler. Il parle, bien sûr, dans sa famille et avec les camarades de son village ; il parlera au Temple avec les docteurs. Mais rien de tout cela ne sera parole officielle adressée à l'humanité. Et ces conversations ne seront que quelques îlots sur une immensité de silence. Ce n'est qu'au moment du Sermon sur la montagne, saint Matthieu le remarque avec quelque solennité, qu' « il ouvrit la bouche et se mit à enseigner » la foule (Mt., 5, 1).
Il y a, chez la Parole devenue homme, un parti pris de longs silences, même au cours de la vie publique. A supposer qu'on nous ait rapporté intégralement les discours de Jésus, rempliraient-ils autant de volumes que les œuvres complètes de certains orateurs?
Cette vie humaine, commencée par le long silence des années d'enfance, s'achève par le silence dramatique de la Passion. Et désormais, dans sa vie continuée au milieu de l'humanité : « Voici que je suis avec vous jusqu'à la fin du monde » (Mt., 28, 20), le Christ demeurera silencieux, nous allions dire : sombrera dans les abîmes du silence séculaire de l'Eucharistie. Le Sacrement sera une présence sans parole.
Il est vrai qu'avec la présence eucharistique du Christ nous avons aussi l'Esprit du Christ. Mais justement il est le Maître intérieur, c'est-à-dire celui dont l'enseignement est silencieux, le seul enseignement qui puisse vraiment faire comprendre les paroles : « Il vous introduira dans toute vérité... Il vous enseignera et vous rappellera tout ce que je vous ai dit » Jn., 14, 26).
Pourquoi cette économie de paroles en celui qui est le Révélateur et la Révélation et qui est venu pour fonder une religion qui fût essentiellement un dialogue?
En réalité le Fils de Dieu n'a cessé d'enseigner depuis son apparition parmi nous. Il est dit de lui qu'il commença à agir et à parler (Act., 1, 1) : il y a donc une priorité de l'action sur le discours. Mais comme remarque saint Augustin, « en lui qui est la Parole tous les actes sont des paroles ». Il faut encore souligner qu'il commença à être et à agir : il y a une priorité de l'être sur l'action. Le Maître nous instruit et nous révèle la vérité par son être même et en tout ce qu'il est. Car il est, dit saint Thomas, (lex quaedam animata,) une loi vivante.
Il nous arrive souvent de parler pour cacher aux autres et à nous-mêmes le néant de notre pensée. Il nous arrive de nous agiter pour dissimuler le néant de notre être. Et cependant même la parole et l'action authentiques ne sont qu'une expression très partielle et imparfaite de ce qu'est l'homme en sa vraie valeur et en son mystère. Les philosophes le remarquent : « Si grande et si infranchissable est la distance entre ce que je suis dans mon silence et ce que j'en trahis par mon discours, que la puissance de ce que je suis par ma présence surpasse celle de ce que je dis. Ce que je suis n'est pas momentané comme ma parole. Si les mots volent, alors que les écrits demeurent, les papiers se déchirent, alors que l'être de la personne subsiste avec plus de réalité. » Aussi l'homme agit-il moins par sa parole que par son action ; moins par son action que par son être même.
Le Christ s'est révélé et a agi tout le long de son existence, simplement en étant l'Homme Dieu. C'est ce qui donne une telle densité d'enseignement et une telle efficacité à son silence de Bethléem, à son silence de Nazareth, à son silence de la Passion : ce petit pauvre sur la paille est le Dieu fait homme ; ce travailleur dans l'atelier est le Dieu fait homme; cet accusé devant les tribunaux, ce supplicié de la croix est le Dieu fait homme. Sur quel fond de silence se détachent les paroles suprêmes! Et c'est pourquoi elles me frappent en plein cœur.
Dieu continue à nous parler, en se servant des mêmes méthodes qui souvent nous déconcertent. Nous ne craignons rien tant que le silence. Nous redoutons ce que nous appelons le silence de Dieu : « Seigneur, ne restez pas pour moi dans le silence! » (Ps. 27, 1). Mais Dieu peut nous parler au plus intime de nous-mêmes, parce qu'il est. « Ce Dieu qui est en moi plus moi-même que moi »
Parce qu’au delà des paroles, il peut toucher le centre de l'âme, « la fine pointe de l'esprit » dont parlent les mystiques. Et en dehors même des grâces mystiques, Dieu peut nous faire sentir qu'il est présent en nous, d'une présence qui vaut mieux que toute parole. La religion est un cœur à cœur qui n'exige pas un dialogue articulé et qui peut être fait d'un double silence chargé d'amour. Le paysan d'Ars qui passait des heures devant le tabernacle et qui, à la question de son curé : « Que lui dites-vous? » répondait : « Je ne lui dis rien : je l'avise et il m'avise », connaissait ce cœur à cœur sans paroles.
Saint Ignace fait demander à son retraitant, non point la grâce que Dieu lui parle, mais celle de n'être pas lui-même sourd à la parole de Dieu. Ce que nous appelons le silence de Dieu s'explique, en général, par le fait que nous sommes un bavardage ou un brouhaha intérieur. Nous répugnons à cette abnégation coûteuse qui consiste à nous taire et à ne pas chercher l'évasion facile de la phrase. On ne peut entendre Dieu que dans le désert. Mais le désert est à la portée de tous, même dans notre monde bruyant et encombré : il suffit de le vouloir. Le silence, selon un auteur spirituel, est comme un huitième sacrement : il est offert à tous ceux qui ont le courage de le recevoir. Notre prière doit être en grande partie un silence, c'est-à-dire un oubli de ce qui n'est pas Dieu et une attitude muette devant Dieu. Et d'ailleurs ne convient-il pas de nous taire humblement après avoir prodigué le flot des paroles de fidélité et de donation que nous avons si souvent trahies?
Il en est de même de notre témoignage, cet autre aspect essentiel de notre vie chrétienne. Sans doute, puisque nous vivons dans le monde humain et que la parole est le fondement même de toute vie sociale, il faut bien que nous parlions pour être témoins du Christ. Mais notre témoignage doit être semblable à celui que le Christ lui-même rendait à son Père, en étant ce qu'il était : « Philippe, qui me voit, voit mon Père » (Jn, 14, 9). Il était une ostension et comme un ostensoir du Père. C'est ce qu'ont essayé d'imiter tous les vrais apôtres. Ils ont montré le Christ dans leur vie encore plus qu'ils n'ont parlé de lui dans leurs discours. « Lorsque je suis venu chez vous, rappelait saint Paul aux chrétiens de Corinthe, ce n'est pas avec une supériorité de langage ou de sagesse que je suis venu vous annoncer le témoignage de Dieu. Et ma parole et ma prédication n'avaient rien du langage persuasif de la sagesse, mais l'Esprit-Saint et la force de Dieu en démontraient la vérité » (1 Cor., 2, 1-4). Et c'est par ses souffrances personnelles qu'il pouvait dresser devant les fidèles l'image vivante du Crucifié (Gal., 2, 19; 6, 17).
C'est par le spectacle silencieux de leur vie que les chrétiens des premières générations ont ébranlé puis conquis le lourd paganisme qui semblait inattaquable. Des siècles plus tard, le Curé d'Ars a transformé sa paroisse et mis en mouvement l'extraordinaire procession des pécheurs, parce que de lui on pouvait dire : « J'ai vu Dieu dans un homme. » Et naguère le pape Pie XII déclarait : « En notre temps — il aurait pu dire : en tous les temps — l'Eglise a moins besoin d'apologistes que de témoins », c'est-à-dire a moins besoin de savants qui démontrent Dieu que de saints qui le montrent.
Daigne le Seigneur, lui-même, nous faire comprendre le prix et l'efficacité du silence, de ce silence qui parle à Dieu, de ce silence qui parle de Dieu !
Extrait de : PLUS PRÈS DE DIEU Volume VI, du Père G. Salet S.J.
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