Huit jours après Pâques, Nôtre Seigneur apparaissait une fois encore aux Apôtres réunis au Cénacle. Et Thomas, qui n'avait pas assisté aux apparitions précédentes et avait refusé de croire au témoignage de ses compagnons. Il avait formulé à Dieu lui-même un ultimatum; était invité par le Christ à mettre le doigt dans les cicatrices et à toucher la plaie du côté. Dans une reddition totale de lui-même, il s'exclamait : « Mon Seigneur et mon Dieu! » (Jn, 20, 28). Nous pouvons croire qu'il se prosterna aux pieds de Jésus. En tout cas, il l'adora en silence.
Par là même, l'apôtre nous donne un enseignement essentiel en nous rappelant une attitude religieuse fondamentale : l'adoration. Cette adoration, qui est le premier devoir du chrétien et même plus exactement le premier devoir de l'homme, consiste à dire : « Seigneur, vous êtes mon Dieu, l'Infini, l'Éternel, le Tout-Puissant, le Souverain Parfait; et je suis cendre et poussière. Vous êtes Celui qui est; je suis celui qui n'est pas, car tout ce que je possède et tout ce que je suis, c'est vous qui me l'avez donné : je ne suis que par vous. Je vous fais donc de moi-même une remise totale ; je me soumets d'une soumission absolue. Ou plutôt je m'oublie moi-même pour ne penser qu'à vous et me tenir devant vous silencieusement. »
Et comme l'être humain, âme et corps et non pas esprit pur, a tendance à exprimer par des gestes ses sentiments profonds, l'adoration trouve une expression assez naturelle dans l'attitude de l'homme prosterné à terre : c'est le Christ prosterné au jardin de l'agonie, c'est le prêtre prosterné devant l'autel le Vendredi Saint, c'est le futur prêtre prosterné avant l'ordination, tandis que l'assemblée chrétienne chante les litanies.
Mais il faut comprendre qu'avec ou sans geste, l'adoration est la première et indispensable attitude, religieuse, la prière par excellence, le premier temps de toute prière : elle passe avant le remerciement pour les grâces reçues, avant le regret des fautes, avant la demande des choses nécessaires à la vie. Dieu d'abord, Dieu seul, Dieu considéré dans sa grandeur et sa perfection absolue.
Aujourd'hui beaucoup oublient ce devoir primordial. Ne parlons pas des négateurs de Dieu ni des grands révoltés contre Dieu. Négligeons cette phrase prononcée autrefois à la tribune d'une assemblée de notre pays : « Si Dieu nous apparaissait sur les nuées du ciel, notre devoir serait, non pas de nous courber dans un geste d'obéissance, mais de discuter avec lui d'égal à égal. » Négligeons ce blasphème qui, par son propre poids, sombre dans le ridicule : voyez-vous l'homme, ce rien du tout, se faisant le partenaire de Dieu dans une sorte de conférence au sommet ?
Mais il faut bien constater que, parmi les chrétiens eux-mêmes, beaucoup ont perdu le sens de l'adoration, parce qu'ils ont perdu le sens de Dieu. Déjà le P. Faber, il y a une centaine d'années, écrivant dans l'Angleterre bien-pensante et commerciale de cette époque, le soulignait avec vigueur : « En notre temps Dieu est ignoré, mais passivement et indirectement plutôt qu'activement et directement.
C'est une question dont les hommes ne s'occupent point...
L'idée de Dieu est comme exclue de leur esprit par la matière qui les envahit, sans qu'ils y coopèrent directement et sans qu'ils s'en aperçoivent. Leur esprit est purement et simplement athée dans toute la force du terme. Ils se regardent comme les propriétaires du monde et non comme des tenanciers révocables. Le mot créature est un nom, une affaire de classification, mais il n'entraîne aucune conséquence religieuse. Il nous rappelle seulement que nous ne sommes pas éternels et ce souvenir a son utilité, car il nous rend plus ardents à poursuivre la prospérité matérielle. »
Et récemment le cardinal Suhard, dans une de ses lettres pastorales, écrivait : « Le sens de l'homme a été substitué au sens de Dieu. Tout se passe comme si Dieu était au service de l'homme, comme s'il avait un rôle à jouer vis-à-vis de lui, dans l'épanouissement de l'individu ou de la société. »
De fait, combien de chrétiens ne considèrent Dieu que comme un pourvoyeur et ne s'occupent de lui que pour lui demander ce qu'ils désirent, souvent des jouets d'enfants; quitte à bouder et à témoigner d'un mécontentement amer quand il ne donne pas ce qu'on veut et suivant l'horaire qu'on lui a fixé d'avance. Comme nous sommes loin de l'adoration et du culte en esprit et en vérité que réclame le vrai Dieu ! Ne tombons pas dans ce travers ; retrouvons de toute urgence, le sens de Dieu. Et sachons nous occuper de lui avant tout ; sachons nous prosterner dans l'obéissance, l'adhésion à sa volonté, l'adoration.
De cette adoration la dignité humaine n'a rien à craindre. Car s'il peut être humiliant pour un homme de s'abaisser devant un autre homme, qui après tout est son égal et au même niveau de néant, ce n'est pas pour lui une humiliation de reconnaître sa situation réelle devant l'Infini. C'est même la condition de créature de Dieu qui fait la grandeur de l'homme et seule peut fonder ses droits. On l’a dit avec raison : « Notre existence authentique, notre personnalité véritable n'existe que dans cette reconnaissance que nous sommes fils de Dieu. Car nous avons été créés et sauvés pour reconnaître ainsi la divinité de Dieu, pour servir à Dieu de vis-à-vis, de face-à-face et pour lui dire : « Vous êtes mon Dieu. » Nous avons été créés et sauvés pour reconnaître ainsi la divinité de Dieu, pour la louer, pour l'adorer, pour lui répondre et nous adresser à elle. Nous ne sommes vivants, nous ne sommes nous-mêmes qu'en prononçant dans la foi ce «Vous êtes mon Dieu ». Notre prière n'est qu'un soliloque de fantôme si elle ne s'incarne pas tout entière dans cette reconnaissance et cette adoration : « C'est à toi qu'appartiennent dans tous les siècles le règne, la puissance et la gloire ! »
N'allons pas croire, d'ailleurs, que l'adoration s'oppose à cette charité, à cet amour, qui est l'essence du christianisme. Bien au contraire. C'est la distance entre l'Infini de Dieu et le rien que nous sommes qui nous permet de mesurer la condescendance invraisemblable de ce Dieu qui se met à notre niveau et devient pour nous un homme. C'est parce que nous croyons de toutes nos forces que le Christ est l'Éternel et le Tout-Puissant qu'il nous apparaît dans sa Passion comme un volontaire de la mort rédemptrice, comme une victime qui s'offre librement pour nous sauver : et c'est ce qui rend si émouvantes les plaies du Crucifié.
C'est parce que nous savons que Dieu est l'infiniment heureux, celui qui n'a besoin de personne, que nous sommes bouleversés quand il vient implorer notre amour. Péguy fait dire à Dieu, dans ce langage familier que volontiers il lui prête : « Aime-t-on être aimé par des esclaves? Tous les prosternements du monde ne valent pas le bel agenouillement d'un homme libre. » Mais l'adoration du chrétien, même si elle s'exprime dans un prosternement, n'est pas un geste d'esclave apeuré, elle est un libre témoignage d'amour. Et c'est dans ces sentiments que nous répétons au Christ les paroles de saint Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu ! »
Extrait de : PLUS PRÈS DE DIEU Volume VI, du Père G. Salet S.J.
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